Toute une vie invisible… C’est dans son grand âge que cette grand-mère adorée choisit de partager son secret et de transmettre « l’inoubliable ».
« Mes enfants, n’ayez pas peur des morts, ils ne peuvent pas vous faire de mal. Le mal vient toujours des vivants, pas des morts », disait Héranouche Gadarian devenue Seher, la grand-mère de Fethiye Çetin qui écrit ce livre pour « créer une brèche dans le mur et permettre l’écoute, pour ouvrir le cœur et la conscience des gens en Turquie ». Dans ce pays où, dès que l’on aborde le sujet du génocide de 1915, tout se fige et une atmosphère de peur s’installe, il lui était impossible de raconter sa véritable histoire, dévoiler ses origines arméniennes, révéler dans quelles circonstances elle avait été enlevée par un soldat turc alors qu’elle avait à peine dix ans.
C’est donc sa petite-fille, avocate engagée dans le combat pour la justice et la liberté, qui sera dépositaire de cette vérité enfouie : « En me révélant son histoire, elle a transmis ce poids sur mes épaules... et même si c’est très difficile, je considère que c’est une chance pour moi de connaître la vérité, je ne veux pas laisser ce problème aux générations suivantes. »
Fruit de longs et multiples entretiens familiaux, ce témoignage tout en tendresse et douleur contenue a marqué une rupture dans la mémoire collective turque face à la version officielle imposée depuis tant d’années : il est passé de main en main, a été réédité une dizaine de fois, traduit dans de nombreuses langues.
En postface, le récit de la restauration des fontaines de Havav, village natal de sa grand-mère, que Fethiye Çetin a réussi à mener à bien après le choc provoqué par la publication de son livre.
Fethiye Çetin est née le 4 mai 1950 à Maden, en Anatolie orientale. Avocate et militante des droits de l’homme, elle a mis en place au barreau d’Istanbul une commission chargée de travailler sur la question des minorités. Elle avait créé un groupe intitulé « L’histoire pour la paix ». Arrêtée par la junte militaire comme de nombreux intellectuels elle a passé trois ans en prison. Elle a assuré la défense du journaliste Hrant Dink, rédacteur de l’hebdomadaire bilingue turc-arménien Agos poursuivi en 2005 avant d’être abattu en 2007 par un extrêmiste turc. Pendant longtemps, Fethiye Çetin n’a pas pu faire publier son livre concernant les origines arméniennes de sa grand-mère. Finalement elle se décide à « briser le silence », et publie en 2004 le témoignage dans lequel elle retrace les événements tragiques de 1915, qui conduiront la petite Heranouche à devenir Seher. L’ouvrage aura un grand retentissement.
Fethiye Çetin, photographie de Berge Arabian
Extrait :
Lorsque je me remémore ce mois de janvier, un frisson m’envahit et me glace. Une douleur me submerge. Lorsqu’elle voulait décrire une souffrance, ma mère posait la main sur son sein gauche et disait : « Là, juste‑là, au dedans il y a quelque chose qui fait mal… » C’est une sensation similaire que j’éprouve à cet instant.
Des murs très hauts et anciens, faits de grosses pierres sombres, entourent l’austère cour de la mosquée… Et sur la pierre mortuaire (musallah), dont l’aspect évoque un bloc de glace et la vue seule fait frémir, un cercueil est posé. La dalle et le socle sont taillés d’une pièce. Je sens que ma main va rester collée tant la pierre paraît gelée. Je me tiens à distance. On dirait que ces murs et ces pierres immenses ont été conçus pour rappeler aux hommes leur faiblesse et leur fragilité.
Depuis ce jour, lorsque j’aperçois une pierre mortuaire, quelle que soit la saison, un tremblement me saisit et je dois m’en éloigner au plus vite. Mais l’image de cette enceinte et de la pierre me rattrape… et cette sensation de froid. Un frisson parcourt tout mon être, à nouveau.